Ma relation compliquée avec l'espoir
Comment je me sens après une année très, très chaotique...
Pour terminer cette année vraiment vraiment particulière, j’avais envie de parler franchement de comment je me sens par rapport aux crises auxquelles sont confrontées nos sociétés. Parce que bien que ça puisse être réconfortant de qualifier 2020 d’anomalie, plusieurs des incidents qui s’y sont produits ne sont que des symptômes d’enjeux profonds qui ne nous quitteront malheureusement pas en 2021.
J’ai une relation compliquée avec l’espoir.
En tant qu’activiste climatique, c’est souvent une question qu’on pose à la fin d’un panel ou après une longue entrevue qui porte sur, par exemple, un rapport déprimant sur l’état de la planète.
« Sachant tout cela, Madame Brouillette, gardez-vous espoir ? »
Je n’ai jamais vraiment su quoi répondre ça. J’ai toujours eu l’impression qu’il n’y avait pas vraiment de bonne réponse. Que c’est une question subterfuge, pour faire mieux sentir les gens après avoir pris connaissance d’une réalité vraiment bouleversante, loin des histoires qui finissent bien auxquelles notre culture nous a habitués.
Le réel fonds de ma pensée ressemble à quelque chose comme « ben oui lol, pensez-vous sincèrement que je serais activiste si je croyais que ça ne donne rien » ce qui n’est pas très constructif. Une autre option un peu plus bonbon, irait dans le genre de « on peut toujours changer les choses, et le changement est déjà en marche », mais j’ai toujours eu peur qu’une réponse empreinte justement, d’espoir, serve à justifier de continuer comme si de rien n’était, et finalement à ne rien changer. Et de l’autre côté, je ne suis pas certaine que de dire « écoutez, ça va vraiment, vraiment mal, et je ne peux pas vous garantir qu’on va y arriver » serait plus empowering, même si ça aurait le mérite d’être honnête.
Au final, c’est l’écrivaine Mary Annaïse Heglar qui résume le mieux ma façon de penser : je suis moins préoccupée par le fait que moi ou que quiconque aie de l’espoir ou non; mais plus par si nous sommes ou non dans l’action.

Je ne suis pas seule à me poser la question : en 2019, Diego Arguedas Ortiz de la BBC se demandait « Is it wrong to be hopeful about climate change?». Tout ça, c’est parce que nous sommes présentement face à un paradoxe. On accuse souvent les environnementalistes d’être des catastrophistes déprimants, mais ils ne font que communiquer des faits. Ces faits démontrent que nous sommes en train de et avons dépassé certaines limites biophysiques de la planète. Parce que je pense que la crise environnementale est reliée aux autres crises, j’ajouterais à la liste des faits probants vraiment inquiétants, l’augmentation record et toujours croissante des inégalités de richesse, le racisme systémique qui continue de tuer des gens, la montée de l’autoritarisme et la polarisation. Alternativement, je pourrais aussi vous faire un recap de 2020…
Même si le vent est en train de tourner, il ne tourne pas assez vite; la majorité des choses continuent de fonctionner comme si nous n’étions pas confrontés à ces énormes crises. La réalité de l’action climatique, en 2020, c’est qu’elle implique des vérités en apparence contradictoires : quand des bonnes politiques publiques sont adoptées, elles sont la plupart du temps historiques et insuffisantes du même coup. Nous avons fait tellement de « pas dans la bonne direction » que nous devrions bien maintenant être rendus à quelque part…
D’un côté, la situation est vraiment très, très grave, et la « régler » - même le mot régler semble faible pour addresser un enjeu d’une telle ampleur - requiert des changements à une échelle et à une portée que l’humanité n’a encore jamais accomplis. De l’autre, étant donné la gravité de la crise, la nature existentielle de ses impacts, et la souffrance qu’elle laisse déjà et risque de laisser en son sillage, il serait immoral d’abandonner le combat. Y a-t-il, entre ces deux vérités complexes mais co-existantes, un espace, ne serait-ce qu’un interstice, pour l’espoir?
Comme je l’ai dit plus haut, je ne ferais pas ce travail si je pensais que ça ne servait à rien. Not gonna lie, j’ai des hauts et des bas, et les crises auxquelles nous faisons face, avec les tragédies qu’elles entraînent nous forcent à faire des deuils, présents en haute densité en 2020, que j’ai ressenti par exemple en voyant mon fil Instagram rempli de photos des feux de forêt californiens qui rappelaient Blade Runner 2049. Et je dois également me rappeler qu’en tant que personne blanche, il s’agit de la première fois qu’une crise menace mon existence. Les communautés racisées et autochtones ont historiquement vécu, et continuent de vivre, partout dans le monde, des événements tragiques et meurtriers. Nous en avons été témoins lorsque le conjoint de Joyce Echaquan a pris parole devant les médias, affirmant « J’ai sept enfants qui se retrouvent sans mère. Je suis triste. Je suis tellement triste... » Les questions du deuil et de l’espoir doivent prendre des significations bien différentes dans ce contexte, ce que je souhaite reconnaître.
Gardant cela en tête, je me suis demandé si, à un moment qui semble décisif, l’espoir avait une utilité.
À quoi sert l’espoir?
Le Prof Thomas Homer-Dixon, dans son livre Commanding Hope (qui m’a d’ailleurs été recommandé par une lectrice de cette newsletter - merci Annie 👋🏻 ), aborde justement ces questions. Et son exploration suggère que l’espoir n’est peut-être pas seulement une excuse pour la passivité, ou basé sur une vision naïve et déconnectée de l’état du monde.
L’espoir se définit comme un état d’esprit, le désir d’une personne pour un ensemble de circonstances imaginées, qui pourraient se produire dans l’avenir. L’espoir ne peut exister qu’en présence d’incertitude, mais ne peut émerger si son objet est définitivement impossible. C’est pourquoi il existe souvent une tension entre honnêteté - comme les constats alarmants, basés sur la science, que nous approchons dangereusement de certains points de bascule inhérents aux écosystèmes sur terre - et espoir.
Pour les psychologues, l’espoir émerge en présence de deux éléments : des buts déterminés personnellement et des voies concrètes pour les atteindre. Il est ainsi intimement lié au sentiment de pouvoir (agency) de son porteur. Si nous qualifions une situation X d’impossible - et donc vivons une perte d’espoir face à l’idée de la transformer en situation Y - nous abandonnons l’idée de nous-même contribuer à cette transformation. Le désespoir peut donc entraîner un cercle vicieux de cynisme et d’apathie, en affaiblissant notre sentiment de pouvoir sur une situation donnée. J’ai d’ailleurs réalisé, quand je parle avec des personnes de mon milieu déprimées momentanément quant à l’état des choses - une réaction légitime - que leur état de désemparement semblait souvent émerger en l’absence d’une idée claire du
« comment » faire bouger les choses, ou d’un blocage face à leur « comment » choisi.
Homer-Dixon rappelle dans son livre qu’à l’époque à laquelle nous vivons, nous nous ne pouvons assumer aucune certitude. Et ce, notamment, parce que les systèmes qui autour desquels nos sociétés sont construites sont des systèmes complexes. La multitude des parties et des différents liens entre les parties de ces systèmes résulte en un nombre très, très large d’interactions possibles. Il est donc impossible de connaître toute l’étendue des futurs possibles, et des actions, résultantes de notre sentiment de pouvoir, qui pourraient avoir un effet de cascade sur d’autres parties du système et ainsi provoquer une transformation en profondeur. Étant donné cette incertitude et cette complexité, nous ne pouvons pas non plus savoir où nous nous situons sur le long « arc vers la justice », et si nous ne serions pas, par exemple, à la veille d’être témoins ou même d’être celle qui pousse un domino qui ferait tomber tous les autres.
Le sentiment de pouvoir serait donc à la fois une cause et un résultat de notre espoir, qui nous fait à la fois croire en la possibilité d’atteindre nos objectifs et nous motive à persister dans nos efforts. Peut-être que ces réflexions constituent seulement une façon plus éloquente de dire que l’espoir doit se mériter, par l’action - mais que l’action donne aussi espoir.
L’espoir et l’honnêteté pourraient donc cohabiter. Certains appelleraient peut-être cet espace le courage, soit l’endroit où on accepte pleinement la probabilité élevée des dangers auxquels nous faisons face, tout en ne baissant pas les bras, même dans les moments les plus sombres.
Émotions climatiques
Je me demande si au-delà de l’idée un peu simpliste de « résoudre » complètement le problème - ce que j’imagine métaphoriquement comme cocher la case crise climatique sur notre liste collective - il ne faudrait pas aussi regarder le chemin parcouru, qui en vaudra certainement la peine. Chaque dixième de degré de réchauffement évité et chacun des impacts épargnés, dont les effets seront toujours ressentis d’abord auprès des groupes les plus vulnérables, comptent. Chaque espèce sauvée de l’extinction, chaque communauté dont les droits sont protégés et la souffrance est diminuée, chaque espace préservé de l’exploitation aura le bénéfice de préserver une tranche de la beauté et du miracle d’abondance qu’est la nature, dont les humains font partie intégrante. Au passage, nous pouvons même bâtir des communautés et des sociétés un peu plus justes, un peu plus résilientes, et un peu plus heureuses.
Sarah Jaquette Ray, dans son livre A Field Guide to Climate Anxiety, met des mots sur le genre d’histoire que je veux raconter :
“Reframing environmentalism as a movement of abundance, connection, and well-being may help us rethink it as a politics of desire rather than a politics of individual sacrifice and denial.”
Alors que le nouvel an approche, et après une année caractérisée par la distanciation physique et le télé-travail, davantage que l’espoir, je souhaite me recentrer sur un des éléments du recadrage proposé par Jaquette Ray : la connexion. Je pense souvent au fait que le sentiment de communauté que me procure le partage de mon quotidien avec plusieurs personnes incroyables qui consacrent leur vie rendre nos sociétés plus justes et plus durables, quel que soit le cadre de leur action (militant.e.s, politicien.ne.s, chercheur.e.s, journalistes et allié.e.s dans tous les secteurs), est un puissant motivateur. Et selon certains, l’espoir serait effectivement un phénomène profondément social.
La recherche démontre également que le développement de communautés et l’activisme sont parmi les outils les plus puissants pour les soins de santé mentale, même pour les communautés en première ligne face aux désastres climatiques.
Alors à tous ceux et celles qui travaillent de près ou de loin, à petite ou à grande échelle, quelle que soit la nature de votre action ou ce que vous cherchez à protéger, et peu importe les émotions qui vous motivent, merci de prendre soin de vous, tout en prenant soin de nous tous.
Tous mes voeux de connexion et de communauté (nous en aurons besoin) pour 2021 ✨ ✨ ✨
Chaque semaine (ou presque) j’aborde dans Sciences Molles un sujet lié à la théorie et/ou la pratique du changement social. Ça me ferait vraiment plaisir que vous partagiez cette newsletter avec vos ami.e.s, collègues et famille pour aider cette communauté à grandir!
Si vous êtes sur Sciences Molles pour la première fois, bienvenue! 🙋🏼♀️ Inscrivez-vous ici pour recevoir ces réflexions directement dans votre boîte de réception!
Quel magnifique texte. Merci. Je le partage avec l'espoir d'augmenter votre lectorat!