Le debrief - l'effort de protection de la démocratie américaine
Rebonjour, chèr.e.s abonné.e.s! Je reprends la plume après un léger hiatus. J’espère que vous prenez bien soin de vous et de vos proches.
Je voulais attendre jusqu’au 20 janvier, la date officielle de la passation de pouvoir entre le Président et le Président-élu, avant de faire le bilan sur le mouvement anti-coup aux États-Unis. Par prudence, tsé, au cas où quelque chose se passe…
On s’attendait définitivement à quelques manoeuvres de Trump, à son entêtement à refuser d’accepter les résultats de l’élection. Comme j’en discutais dans le premier billet ever de cette newsletter, des milliers d’américains se sont mobilisés pour faire face à l’éventualité d’un coup et protéger leur démocratie.
Cela dit, je ne m’attendais certainement pas à ÇA.

Malgré l’aspect désorganisé, voire pathétique de cette attaque d’insurrectionnistes blancs, l’événement n’a rien de drôle, et a mis en lumière - pour ceux qui ne voulaient pas les voir - la fragilité de la démocratie américaine et la suprématie blanche qui imprègne ses institutions.
Le debrief de cet événement continuera. Et j’espère qu’on en profitera pour examiner l’état des choses, ici, au Canada. Mais aujourd’hui, je souhaitais boucler la boucle et reparler du mouvement américain anti-coup dont l’action aura assurément aidé à prévenir que des dénouements bien pires ne se produisent.
Oui oui, il s’agissait bien d’une tentative de coup
Quelques jours après l’invasion du capitole, les politologues débattaient : comment qualifier les événements du 6 janvier? Ceux et celles qui connaissent mon intérêt pour ce genre de débat (🤓 🍿) savent que j’attendais avec impatience que le coup-o-meter soit mis à jour pour refléter l’état de la situation.

L’invasion du Capitol par une horde de suprémacistes blancs était bel et bien une tentative de coup d’État. Certes, c’était une tentative très stupide. Mais alors que certains semblaient plus intéressés aux photo ops dans les halls du pouvoir, d’autres arboraient de l’équipement tactique, ce qui semblait illustrer une intention claire d’atteindre des élu.e.s, de mettre leurs vies en danger et d’empêcher la certification du vote.
Il s’agit donc bien d’une tentative de coup d’État, précisément d’un autogolpe - durant lequel un chef d’État arrivé au pouvoir de façon légale dissout ou retire le pouvoir à la branche législative, et assume des pouvoirs extraordinaires illégaux. Le désormais ex-Président Trump a effectivement directement incité à la violence dans l’objectif d'arrêter la transition du pouvoir, plus précisément l’étape cruciale de la certification du vote des grands électeurs par le Congrès.
… Qui n’a pas fonctionné, grâce à des mois de préparation
Néanmoins et malgré sa dangerosité, cette tentative de coup a échoué car elle n’a pas réussi à bâtir un momentum et à changer le positionnement d’acteurs clés dans la certification des résultats de l’élection, notamment le VP Mike Pence et le leader de la (désormais minorité) au Sénat Mitch McConnell. Dans les mots des auteur.e.s du Coup-o-meter,
« momentum has not shifted, but violence can create opportunities, and the question […] is how will officials and other actors respond to this threat. »
En d’autres mots et de façon générale, depuis que l’élection a été « called » le 7 novembre, c’est un scénario prévu par Hold the line qui s’est joué : les chiffres montrent que Trump a perdu l’élection, mais le fait qu’il reste au pouvoir de l’administration fédérale pendant la période de l’interregnum lui donne un avantage, et un « incitatif à essayer de semer le chaos et de provoquer la violence afin qu’il puisse sévir […] en poussant le narratif que la campagne de Biden a commis des actions illégales et de la fraude électorale. »
Effectivement, Trump a refusé de concéder la victoire à son opposant, a monté une stratégie de contestation légale basée sur des fausses allégations de fraude électorale dans plusieurs États, et a même tenté de forcer des leaders d’États remportés par Biden à sélectionner des grands électeurs Républicains.
L’avantage d’avoir prévu l’occurence de ce scénario, aussi horrible soit-il, est que Hold the Line (et Choose Democracy) ont pu mettre en place des stratégies anti-coup, qui en rétrospect, se sont avérées efficaces.
Rappelons d’abord quelle était la stratégie de ces activistes : après avoir encouragé le vote, il.elle.s ont mis la pression sur les élu.e.s locaux, les représentant.e.s au Congrès et au Sénat ainsi que les Gouverneur.e.s afin qu’ils s’engagent à ce que tous les votes soient comptés, et à ce que des résultats locaux ne soient pas annoncés avant la fin du dépouillement. Et si, malgré ces efforts, le transfert du pouvoir échouait, ces milliers de militants et citoyen.ne.s ordinaires se préparaient à utiliser la résistance non-violente pour préserver la démocratie.
Pourquoi mettre la pression sur les personnes élu.e.s? La théorie à la base de cette stratégie stipule que tous les régimes politiques sont nécessairement soutenus par différents « piliers du pouvoir ». Et que dans une démocratie, les politicien.ne.s sont redevables aux citoyen.ne.s et seraient donc plus sensibles aux revendications et demandes des activistes.
Malgré l’assaut de Trump et compagnie, qui ont tenté d’affaiblir certains de ces piliers - on peut penser aux appels aux officiel.le.s Républicain.e.s. de 5 swing states, et à la stratégie légale déployée par son laquais Giuliani, le système judiciaire et (la majorité des) politicien.ne.s ont tenu bon, et les processus démocratiques ont été appliqués en bonne et due forme.
C’est notamment parce que des organisateurs et des gens ordinaires ont fait pression sur les élu.e.s que les résultats ont été respectés, et que les grands électeurs ont voté de façon à représenter ces résultats et le Sénat, même après l’effrayante perturbation causée par l’invasion du Capitole, a fini par certifier le vote. En d’autres mots, les mouvements sociaux fonctionnent.
Que serait-il arrivé, si cet autogolpe avait fonctionné et que Trump s’était maintenu au pouvoir, illégalement? Hold the Line et Choose Democracy avaient préparé des milliers d’américains à résister pacifiquement, cherchant dans ce cas à affaiblir les piliers du pouvoir de cette hypothétique administration illégitime. La coalition Protect the Results s’est formée, rassemblant près de 200 organisations progressistes, syndicales, pacifistes, environnementales, féministes, antiracistes et de justice sociale, prêts à mobiliser leurs membres et en l’occurence des millions d'Américains en réponse à toute tentative sérieuse de voler les élections. Des fédérations syndicales dans l’ensemble du pays ont également appelé à une grève générale de tous les travailleu.r.euse.s si nécessaire, pour assurer une transition du pouvoir pacifique et constitutionnelle.
Cela dit, la démocratie n’a pas obtenu l’unanimité - six sénateur.trice.s et 121 représentant.e.s au Congrès (tous Républicain.e.s) se sont objectés à la validation du vote de l’Arizona et ce, tout juste après l’invasion violente du Capitole. Et même après cet incident, 72 % d’électeurs qui penchent du côté républicain continuent de remettre en question les résultats de l'élection présidentielle, et 49% s’opposaient à l’inauguration de Biden.
Et c’est sans parler des biais à l’intérieur du système électoral américain, qui fait en sorte que des millions de voix sont systématiquement ignorées.
Les leçons pour la suite
Le 15 décembre, j’ai assisté à une soirée de célébration et de réflection organisée par Choose Democracy. Le regroupement Hold the Line a également fait circuler des courriels. J’en retiens quelques leçons importantes.
1) Même si la démocratie a prévalu, la polarisation demeurera - et il ne faut pas que ça nous arrête. George Lakey, co-fondateur de Choose Democracy et vétéran des campagnes de résistance non-violentes, rappelait aux participants que la polarisation, du point de vue émotionnel de l’activisme, tend à nous faire sentir coincé.e.s.
Pourtant - et on a tendance à l’oublier - ce n’est pas la première fois que nos sociétés sont confrontées à une telle polarisation. Lakey rappelait les périodes des années 30 aux États-Unis, quand s’opposaient nazis et communistes, et des années 60 où des mouvements pour les droits civils ou contre la guerre du Vietnam étaient loin de faire l’unanimité. Ces périodes ont néanmoins vu d’immenses avancées en matière de politiques progressistes — le New Deal et le Civil Rights Act, pour ne nommer que ceux-là.
La polarisation ne signe donc pas un arrêt de mort pour le progressisme. Elle rend plus difficile la formation de coalitions entre la gauche et la droite (👋🏻 « unité »), mais rend possible celles sur le spectre de la gauche.
2 ) Pour gagner, il faut être stratégique, stratégique, et stratégique. Plusieurs autres qualités et postures sont nécessaires pour que l’activisme donne des résultats, mais ce thème est revenu souvent comme leçon clé.
Bien que la plupart des Américain.e.s n'aient jamais vu une telle insurrection, ce n’est pas le premier coup d’État de l’Histoire (et surtout pas le premier coup fomenté par les États-Unis). Et de ces expériences, il faut apprendre. Cela nécessite d’enlever les oeillères de l’exceptionnalisme américain, ou occidental.
Comme le résume Eileen Flanagan, éducatrice pour Choose Democracy, « être stratégique nous oblige à évaluer ce qui est le plus efficace dans une situation particulière, et non à simplement faire ce que nous avons fait auparavant. » L’organisation cite même Sun Tzu (!) : « Attack like the Fire and be still as the Mountain » pour expliquer pourquoi ils n’ont pas encouragé leurs sympathisant.e.s à prendre la rue - une tactique habituelle, un go-to des activistes. Dans un moment aussi tendu, des manifestations bien intentionnées auraient tout de même pu devenir violentes, donnant à Trump, toujours au pouvoir, une justification pour déployer l'armée contre les citoyen.ne.s. La tactique choisie, soit d’être immobile comme la montagne de Sun Tzu a permis à ce que cette insurrection mal réfléchie se retourne contre elle-même.
Une autre citation d’Eileen Flanagan m’a d’ailleurs beaucoup interpellée :
Current activism is based on the assumption that showing our outrage is how we make change, rather thinking critically about how power works and how to leverage it.
Mon amie et co-conspiratrice Kara m’a fait remarquer qu’il n’y a pas nécessairement de dichotomie entre ces deux éléments; au contraire, leur cohabitation est puissante. L’indignation stimule l’action; mobiliser de ce genre d’émotion en la combinant avec une vision stratégique a le potentiel de changer les choses.
3) La démocratie n’est pas un sport de spectacle. Pendant cette rencontre, les organisat.eur.rice.s ont demandé aux participant.e.s d’inscrire dans le chat leurs apprentissages de leur participation dans ce mouvement. J’ai trouvé leurs réponses tellement belles, que j’en ai noté quelques extraits :
« We are more powerful than we know and community is resilience »
« There were so many people doing the right thing »
« I’ve learned about the democratic process in deep way »
« Connecting with others was most important part »
Et mon préféré :
« Democracy is not a spectator sport, I have personal power to make a difference, there is power in numbers »
Un mouvement, à la base, ce sont des milliers de personnes qui se sentent empowered et qui font différentes choses à la fois. Ça prend beaucoup de gens, qui jouent plusieurs rôles. Un mouvement constitue la somme de ces différents comportements, qui fonctionnent ensemble un peu comme dans un écosystème, vers un but commun.
C’est pourquoi l’un des co-auteurs du guide Hold the Line, Hardy Merriman affirme que le guide « […] se concentrait sur la façon dont les individus et les communautés peuvent construire à partir de leurs propres forces et organiser des actions non violentes puissantes et localisées », de façon à permettre quiconque est soucieu.x.se de la démocratie à s’impliquer, peu importe son niveau d’expérience dans le militantisme.
Et cette multitude permet aussi aux participants de ne pas se fatiguer. Comme le dit Eileen Flanagan : « l'activisme, c’est comme chanter dans une chorale. Nous devons respirer à tour de rôle pour maintenir collectivement la note ».
Bien que la résistance non-violente massive n’aie pas eu à être déployée pour protéger la démocratie, Choose Democracy et Hold the Line ont fait en sorte que des dizaines de milliers d'Américain.e.s sont maintenant outillé.e.s à comprendre et utiliser de telles stratégies. Leurs apprentissages pourront être utilisés à d’autres fins, pour faire avancer d’autres causes progressistes — ce dont les États-Unis continueront sans nul doute à avoir besoin, même avec un Démocrate à la présidence.
Et nous aussi, ici, nous pouvons apprendre de ces expériences, continuer à mettre en oeuvre ces leçons, pour rendre nos sociétés plus justes, équitables, et durables.
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