70 jours de révolution printanière au Myanmar
Face à la répression croissante de l'armée, le mouvement de désobéissance civile est à la croisée des chemins
Malgré l’émergence de la pandémie de COVID-19, en 2020, on a vu le nombre de manifestations citoyennes augmenter par rapport à 2019 (après un léger relent au début 2020). On parle ici de nouvelles manifestations anti-gouvernement à un intervalle d’environ quatre jours.
Comme j’en ai parlé (ici et ici) dans cette info-lettre, des académiques et des praticien.ne.s se penchent depuis quelques années à évaluer et identifier les caractéristiques de l’efficacité des mouvements sociaux.
Dans les prochains mois, je vais dédier plus d’espace dans Sciences Molles à investiguer ces luttes qui peuvent parfois nous paraître lointaines, mais qui concernent notre humanité commune - et qui ont beaucoup de leçons à nous apprendre.
Cela fait maintenant 70 jours que le Tatmadaw, l’armée du Myanmar, a pris le contrôle du pays par l’entremise d’un coup d’État, donnant naissance à une « révolution printanière » (Spring Revolution). Ce mouvement de désobéissance civile (appelé sur place CDM, pour civil disobedience movement) s’est rapidement propagé partout au pays. En réponse, l’armée a intensifié la répression; plus de 700 civil.e.s ont été tué.e.s, et des milliers ont été emprisonné.e.s.
Face à cette violence, le mouvement de résistance civile se trouve à une croisée des chemins : gardera-t-il sa discipline non-violente, ou prendra-t-il les armes? Plusieurs clament l’inévitabilité de la violence et le risque grandissant que le Myanmar se transforme en État failli (failed state).
Ayant plusieurs ami.e.s Myanmarais.e.s et ayant fait plusieurs recherches sur ce pays pendant ma maîtrise, j’ai voulu me pencher sur son impressionnant mouvement de désobéissance civile. J’en ai parlé avec un ami dont je tairai le nom. Celui-ci a dû fuir Yangon, le capitale, vers son village natal à cause du chaos. Habitant au centre-ville, il m’a raconté être constamment aveuglé par le gaz lacrymogène, même à l’intérieur de son appartement.

Malgré l’élection démocratique du parti de la célèbre Aung San Suu Kyi, le National League for Democracy (NLD), en 2015, la Constitution du Myanmar empêchait cette dernière d’être officiellement présidente du pays. Cette constitution adoptée en 2008 réservait 25% des sièges de l’Assemblée législative au Tatmadaw, en plus de préserver l’indépendance des forces armées et de la police, les laissant libre de tout contrôle civil. Le Myanmar est également constitué de 135 groupes ethniques, dont certains revendiquent, certains avec les armes, le contrôle territoire depuis l’indépendance du pays en 1948, résultant en une guerre civile qui dure depuis 70 ans.
Coup d’État
Le 1er février 2021, après avoir subi une défaite humiliante face au NLD en novembre 2020, le Tatmadaw, sous le leadership du commandant en chef Min Aung Hlaing - a mis sous arrestation les leaders élu.e.s et hauts fonctionnaires du parti victorieux, dont Aung San Suu Kyi elle-même.

Pourquoi ce coup? Officiellement, le Tatmadaw clame que des irrégularités électorales invalideraient le résultat des élections de novembre - un constat disputé par la commission électorale nationale - et que leur prise de pouvoir ne serait que temporaire, avant la tenue d’élections à nouveau après un an d’état d’urgence.
Plusieurs théories se font compétition pour expliquer la réelle raison de ce coup. Il est possible que le Tatmadaw sentait le processus de démocratisation, qu’il avait contribuer à initié depuis 2011, lui glisser des mains. Il faut garder en tête que les généraux à la tête du Myanmar ont des années d’expérience à utiliser la force pour gérer les conflits de l’État avec les groupes ethniques; comme l’explique la spécialiste de l’autoritarisme de l’Université de Michigan Erica Frantz, ce qui apprête les leaders militaires à la violence est leur inexpérience à gouverner de toute autre façon.
La résistance
Selon mon ami, après le coup du 1er février, tout le pays était en état de choc. Les manifestations ont débuté le 3 février à Mandalay, deuxième plus grande ville du pays, avant d’augmenter en nombre de participant.e.s et de se répandre à travers le pays. Les leaders étudiant.e.s et du NLD à la tête de ce mouvement n’en sont pas à leur première révolution; plusieurs ont participé à plusieurs mouvements pro-démocratie au Myanmar au fil du temps, dont le « soulèvement 8888 » de 1988 et la
« révolution safran » de 2007. Toujours selon mon ami, ce sont ces expériences qui ont poussé les activistes vers la désobéissance civile, plus efficace que les manifestations.

Le mouvement CDM - un mouvement national de grève des travailleu.r.se.s d’État - s’est rapidement répandu. La prémisse : comme le Tatmadaw a saisi le pouvoir de manière illégitime, ses ordres sont illégaux. Le mouvement a réussi à coaliser non seulement les fonctionnaires, les médecins et infirmièr.e.s, les enseignant.e.s et travailleu.r.se.s du secteur ferroviaire mais également les étudiants, les femmes (particulièrement dans les zones frontalières), les travailleu.r.se.s du secteur textile et bancaire, les membres de la sangha bouddhiste, et même plusieurs des nombreux groupes ethniques du pays. Les hôpitaux sont presque tous fermés à Yangon et Mandalay; les institutions bancaires sont pratiquement paralysées et 90% (!) de l’activité du gouvernement national serait en arrêt.

Des pressions sont également exercées pour assécher les ressources financières de l’armée, qui contrôle les monopoles d’État sur plusieurs secteurs de l’économie, par l’entremise de sanctions internationales, de boycotts et de désinvestissements des compagnies étrangères qui ont des intérêts au Myanmar.
En parallèle, les représentant.e.s élu.e.s lors de l’élection de novembre (celles et ceux qui n’ont pas encore été mis en état d’arrestation), ont formé un gouvernement parallèle, nommé Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw (CRPH).
Le résultat : même si le Tatmadaw est capable de déployer la force policière et militaire, ce qu’il fait de façon absolument horrible au cours des dernières semaines, il n’a pas réussi à contrôler l’appareil gouvernemental, ni à instaurer la loi et l’ordre. Pour citer Hannah Arendt, l’utilisation de violence signale ici une faiblesse; elle est rendue nécessaire par l’absence de consentement du peuple myanmarais à se faire gouverner par le Tatmadaw.
Un mouvement stratégique
Face à l’horreur soulevée par la cruauté des militaires qui s’attaquent brutalement aux civils, incluant des jeunes et des enfants, on ne peut que souligner le courage, la créativité ainsi que la nature profondément transformative de ce mouvement de résistance civile. Ce dernier a du même coup réussi à augmenter ses chances de succès tout en transcendant des divisions historiques.
La violation par l’armée de la Constitution qu'elle a elle-même écrite a effectivement forcé plusieurs myanmarais issue de la majorité Bamar à prendre conscience de la discrimination, le racisme et la violence auxquelles font face les minorités ethniques au pays (incluant mais ne se restreignant pas aux Rohingya). Plusieurs activistes Bamar, via les médias sociaux ou sur des pancartes dans la rue, ont présenté leurs excuses de ne pas avoir exprimé leur solidarité plus tôt. Mais surtout, ces réalisations ont également ouvert le mouvement CDM à des demandes plus radicales, allant au-delà d’un retour au statu quo pré-coup.

Non seulement cette solidarité entre majorité et minorités ethniques est-elle importante d’un point de vue moral et laisse présager un avenir différent pour la jeune génération si les choses s’améliorent, mais elle a également une valeur stratégique : les mouvements sociaux qui atteignent leurs objectifs mobilisent une participation populaire de masse, et pour ce faire, doivent rallier différents segments de la population. On observe présentement que les Myanmarais.e.s des provinces à minorité ethnique continuent de se mobiliser aux côtés des supporters du NLD, et leurs demandent commencent à converger : le CRPH a annoncé au début avril qu’il abolirait la Constitution de 2008 et mettrait plutôt en place une véritable union démocratique fédérale, où les provinces dites « ethniques » seraient autonomes.


…Et créatif
Depuis le début de la révolution printanière, on ne peut que ressentir de l’humilité devant la créativité, l’humour et le sens artistique des résistant.e.s face à l’adversité inhumaine du Tatmadaw.
Par exemple, il est devenu commun pour les femmes d’accrocher leur longyis (un morceau de tissu porté comme une jupe) sur des cordes surélevées, car marcher sous des vêtements féminins est traditionnellement considéré comme malchanceux pour les hommes au Myanmar.
Les manifestant.e.s se réapproprient plusieurs symboles associées aux fêtes et aux coutumes traditionnelles, comme les fleurs symboliques associées au festival Thingyan, qui sont utilisées pour afficher des slogans anti-coup.


… Et des manifestations flottantes ont même eu lieu au Lac Inle.

À la croisée des chemins
La révolution printanière du Myanmar comporte donc plusieurs des éléments à succès d’un mouvement de résistance non-violente identifiés par la Professeure Erica Chenoweth. D’abord, une participation de masse coalise plusieurs segments de la population. Le mouvement facilite également le leadership et participation des femmes; Chenoweth a démontré empiriquement que l’implication des femmes en première ligne augmente considérablement la probabilité de succès d'une campagne. Ensuite, le mouvement fait preuve d’agilité tactique en adoptant des méthodes de non-coopération et de dispersion comme des grèves et des boycotts, plus difficiles à réprimer que des manifestations. Un troisième élément clé au succès de tels mouvements est qu’ils encouragent les défections de parties prenantes en position d’autorité. Le CDM a une stratégie de boycott, désinvestissement et sanctions envers les élites économiques. Les défections de l’oppresseur, soit du Tatmadaw seront quant à elles plus difficiles étant donné l’isolement quasi-total des soldats myanmarais du reste de la société.
Le quatrième et dernier élément de succès est la discipline non-violente, même face à une répression croissante. Face à la répression brutale et croissante de l’armée, plusieurs manifestant.e.s. considèrent aujourd’hui prendre les armes, et la création d’une armée fédérale, unissant plusieurs des groupes ethniques armés (Ethnic Armed Organizations), serait imminente. La littérature démontre toutefois que de façon générale, les mouvements de résistance non-violente sont plus efficaces que les mouvements de résistance violents. Ils atteignent aussi en moyenne leurs objectifs plus rapidement que les luttes armées.
La situation du Myanmar est hyper-complexe, particulière et ce qui se passe présentement a un impact réel sur la vie de millions de personnes. En tant qu’étrangère à l’extérieur du pays, ce n’est pas ma place - ni mon objectif avec cet article - de donner des conseils à ce mouvement ou de prédire l’issue du conflit. Le processus de démocratisation au Myanmar a souvent été idéalisé et instrumentalisé par la communauté internationale, et je souhaite éviter de reproduire ce phénomène. (J’ai d’ailleurs beaucoup réfléchi à ma positionalité en écrivant ce texte, et je remercie ma toujours pertinente amie Kara de m’avoir référé à l’article de Linda Alcoff The Problem of Speaking for Others pour m’aider à cheminer).
Je crois néanmoins, en tant que citoyenne du monde et participante à plusieurs mouvements ici au Canada, qu’il est important de remettre en question les définitions traditionnelles du pouvoir, qui sont basées sur la domination et la violence, pour nous rappeler que nous ne sommes pas impuissant.e.s face aux dynamiques politiques, bien au contraire.
Je ne peux que saluer le courage et la résilience dont font preuve les résistant.e.s myanmarais.e.s depuis plus de deux mois, et je leur transmets toute ma solidarité. Dans les mots de Martin Luther King Jr : « Injustice anywhere is a threat to justice everywhere. »
Quelques humbles suggestions pour en apprendre plus sur la résistance au Myanmar :
Humans of Myanmar et Instamyanmar sur Instagram; Soup not Coup, Aye Min Thant, Winnie Thaw et Thin Lei Win sur Twitter;
Une liste des entreprises qui soutiennent financièrement le Tatmadaw.